Les éditions du Cerf viennent de rééditer un petit classique, devenu introuvable depuis pas mal de temps, sauf chez les bouquinistes. Un classique au titre étonnant, voire choquant, puisqu’il associe l’idée de prière et la politique. Il s’agit du livre du cardinal Jean Daniélou (1905-1974) au titre si paradoxal : L’Oraison, problème politique (Le Cerf, 156 pages, 14€).
Fils de la célèbre Madeleine Daniélou, Jean Daniélou est entré dans la Compagnie de Jésus en 1929 et a été ordonné prêtre en 1938. Éminent théologien, spécialiste de l’histoire des origines chrétiennes et des pères de l’Église, il fonde en 1942, avec Henri de Lubac, la collection Sources chrétiennes qui existe toujours. Titulaire de la chaire d’histoire du christianisme à l’Institut catholique de Paris, il en devient le doyen en 1962. À la demande de Jean XXIII, il participe comme expert au Concile Vatican. Mais c’est finalement le pape Paul VI qui le créé cardinal lors du consistoire du 28 avril 1969. Il est également élu à l’Académie française en 1972. Il dénonce alors avec vigueur la crise dans l’Église, qui fait suite à Vatican II et se trouve en froid avec son ordre. Il meurt d’un infarctus en 1974, chez une prostituée à laquelle il était venu apporté de l’argent pour qu’elle puisse payer un avocat. Évidemment, cette situation suscite beaucoup de commentaires et de suspicion à son égard, d’autant plus que son ordre ne défend qu’avec modération sa réputation.
Traversé par les problématiques des années soixante – le livre fut publié en 1965 –, L’Oraison, problème politique a conservé une véritable actualité puisque le cardinal Daniélou aborde la question de la foi et de la réligion dans une société laïque et l’impact de la société sur la religion : « il ne peut y avoir de civilisation à l’intérieur de laquelle la prière ne soit pas représentée ; par ailleurs, la prière est dépendante de la civilisation »
Plutôt qu’un long commentaire quelques extraits donneront certainement une idée de ce livre :
Il n’y a pas de civilisation qui ne soit religieuse. Inversement, une religion de masse n’est possible que soutenue par la civilisation. Or, il nous semble qu’aujourd’hui, trop de chrétiens acceptent la juxtaposition d’une religion personnelle et d’une société laïque. Une telle conception est ruineuse tant pour la société que pour la religion.
Nous sentons tous que l’expérience spirituelle, l’oraison, est aujourd’hui menacée. Pour nous, pour qui la relation à Dieu représente une dimension essentielle de l’homme, pour qui il n’y a pas de civilisation sans que la fonction de l’adoration y soit représentée, ce problème est un problème vital.
C’est notre fierté, à nous chrétiens, de dire que la destinée humaine a une autre fin que la construction d’une cité périssable, que nous allons vers une cité impérissable et que les personnes sont appelées à se déployer au-delà du monde.
Le défi que nous lançons à la politique, ce défi lancé aux cités d’aujourd’hui quand nous leur disons : il est vital pour vous que les conditions de l’oraison soient maintenues, constitue aussi un défi que les cités peuvent lancer aux Églises. Autrement dit, les Églises justifient leur existence quand elles remplissent leur fonction. Si la fonction des Églises est de rendre possible l’oraison, les Églises ne se justifient que quand elles réalisent effectivement l’oraison. Des Églises qui resteraient des résidus sociologiques de sociétés sacrales où des gestes mécaniques continueraient d’être exercés ; des Églises qui refuseraient d’affronter les conditions concrètes de la civilisation ; des Églises à l’intérieur desquelles les conditions sociologiques d’existence ne correspondraient pas à une assomption personnelle, et à l’intérieur desquelles la religion ne serait pas ce fait personnel d’une vie intérieure authentique portant témoignage, ces Églises pourraient être considérées par les États comme du bois mort et être légitimement liquidées.